Le bon concert !
Le ’bon concert’ correspond à une expulsion de la société conforme. Il laisse voir la violence, la transe, la fascination et la possession. Les spectateurs qui montent sur scène et qui se jettent dans la foule (les ’slams’) en représentent sans doute une des plus belles images… Le ’bon concert’ devient le moment exceptionnel où les plus distants rejoignent un événement qu’ils se contentaient d’observer. Sa densité abolit les signes admis habituellement : la gestuelle codée du ’fan’ perd son statut de jeu dérisoire pour adolescent en mal de reconnaissance… Le geste s’accompagne d’un plaisir intense, propulsé à l’extérieur sous forme de cris et de sueur. Le spectacle n’est plus vraiment à voir. Il est à vivre …
Cette description contient tous les éléments nécessaires pour justifier les réticences des intellectuels soucieux de Culture et de Civilisation. De plus, elle ne dit rien de la structure interne des œuvres ni des rapports complexes qui lient leur production et leur réception. Pour aller plus loin, l’adoption d’un fil conducteur s’impose. Une approche détaillée des conflits du ’moi’ peut aider à recomposer le regard sur l’objet rock.
Le look est porteur d’une dimension symbolique. Les personnes ’lookées’ se décalent de la conformité. La fonction inhibitrice du ’moi’ ne les contraint donc plus à produire une représentation susceptible d’être approuvée. Cette relecture du look fait émerger une réalité qui peut paraître dérisoire mais dont personne ne peut nier la charge affective et les effets symboliques de dénégation. Le look peut être disqualifié ou trouver place comme ’objet choisi’ dans le système fantasmatique de l’Autre. L’interprétation du look par le biais de la non-conformité conduit facilement à l’idée d’un déplacement du ’moi’. Faut-il en conclure pour autant au délire ou la névrose des porteurs de looks intempestifs ? Rien n’indique que le ’moi’ ait perdu sa fonction d’inhibition. Malgré son déplacement, l’équilibre entre les forces de liaison et de déliaison continue à se maintenir. Le ’moi’ a une fonction inhibitrice qui contraint les gens à la norme. Le look décale le ’moi’ vers une autre norme, parfois narcissique.
Le public des salles de concert n’est pas là par hasard. Il a payé son entrée en signes monétaires et symboliques pour nourrir son imaginaire et il espère atteindre une forme de plaisir qu’il ne trouve pas à l’extérieur. L’entrée dans la salle est une phase d’approche qui permet de se rassurer. L’atmosphère (looks ambiants, musique de fond…) conforte les attentes. Puis, avec le début du spectacle, vient une phase de vérification. L’attitude des artistes produit le même effet que le look. Elle évoque la rupture avec les pressions de la conformité et appelle, par la symbolique spécifique du groupe, à investir d’autres représentations. Pourtant, la non-conformité ne se laisse pas saisir facilement. Les enjeux changent et les produits d’appel (religion, tabous sexuels…) deviennent vite obsolètes. C’est ce qui confère sa magie au concert… La mythologie rock et sa traduction dans les revues spécialisées et les réseaux de l’élite peuvent contribuer à la dynamique du concert, surtout quand le suivisme des ’fans’ se montre important. Rien ne garantit pour autant l’accession au ’bon concert’. L’identification appelée par le groupe peut échouer. L’intensité de l’attente peut s’étioler. Le ’rock passion’ se lasse du conventionnel. Il faut sans cesse surprendre les ’fans’. Seul le ’rock d’agrément’ s’accommode de la conformité…
Si la phase d’approche est souvent longue, le ’bon concert’ commence vraiment avec la seconde phase et suppose que l’identification fonctionne (produits d’appel, réaction de l’avant-scène). Pourtant, il en faut plus. Le spectacle n’est pas forcément que sur la scène. Les spectateurs de l’avant-scène se manifestent bruyamment et renvoient des signes expressifs, perceptibles et interprétables par le reste du public. Ils montrent que le spectacle a un autre sens, que le plaisir pourrait être ailleurs que dans la position confortable de l’écoute et du regard. Le public actif de l’avant-scène constitue la figure de l’Autre-scène. Le spectacle se traduit alors par une performance expressive issue de la scène et de l’avant-scène. Il converge vers une forme privilégiée, la désarticulation des corps, une gestuelle insignifiante du point de vue de l’esthétique et de la danse mais déterminante par sa dimension symbolique. La gestuelle rock traduit l’adoption du concert comme lieu symbolique du renoncement à l’identité sociale que le corps ordinaire dévoile avec le plus d’évidence. Ces symboliques de déplacement de la ’bonne image du moi’ peuvent très bien être rejetées. Leur signification peut être immédiatement refoulée et conduire à des propos comme la ’barbarie’ du rock. A l’inverse et de manière moins dramatique, le jeu du déplacement peut exprimer une modification de la configuration initiale du ’moi’. Les actes des artistes, associés aux signes de l’avant-scène, proposent au ’moi’ une autre position d’équilibre. Ils se positionnent comme de nouvelles références et deviennent des ’objets choisis’ (en accord avec le système fantasmatique de chacun). Le glissement progressif du ’moi’ peut alors survenir et c’est dans ce passage que se fixent, autrement et pour un temps, les pulsions du plaisir. Progressivement, le corps s’anime, le geste parle, la symbolique de rupture s’impose, sans que le ’moi’ n’ait rien à re-dire. L’environnement du concert provoque l’excitation des pulsions de déliaison à travers le jeu des identifications partielles proposé par la scène et l’avant-scène. Le ’bon concert’ devient à la portée de tous. Evidemment, les glissements du ’moi’ ne sont pas spécifiques au concert rock. En tous les cas, ils montrent que les expressions du rock ne peuvent être qualifiées de symptômes névrotiques puisque, loin d’être refoulées, les pulsions excitées par les manifestations de la scène et de l’avant-scène trouvent une voie d’expression acceptée par le ’moi’ qui s’assure des sensations de plaisir plus intenses…
Cette interprétation du ’délire’ des rockers comme manifestation d’une maîtrise du ’moi’ peut paraître surprenante face au désordre apparent, surtout là où certains aimeraient voir du spontané et de l’hystérie…
Les expressions rock du public servent de supports au montage fantasmatique mais sous le contrôle du ’moi’, le passage à l’acte ne fait que très rarement partie du jeu. Les symboles de violence sont perceptibles mais la violence effective demeure exceptionnelle. Les limites sont connues et sauf exceptions, respectées. La montagne symbolique accouche d’une souris…
Qui plus est, en cas de dépassement des limites (bagarre…), un cercle vide apparaît immédiatement autour des protagonistes, l’avant-scène se dissout et le jeu est terminé. Le ’moi’ n’adhère plus à l’identification et le public se recale sur la ’bonne image du moi’…
L’identification s’appuie sur les connivences. Elle fonctionne mal avec des concerts où les styles de musique se différencient. Le glissement du ’moi’ devient improbable quand la salle est remplie ’d’étrangers’ aux looks visiblement différents et que les attentes ne sont à l’évidence pas les mêmes…
Le ’moi’ a besoin de repères pour s’autoriser au déplacement (rythme binaire, métronomique…). L’ordre scénique (placement des musiciens, tempo…) facilite l’aboutissement du ’bon concert’. Derrière une spontanéité apparente, le ’bon concert’ fait appel à un long processus évolutif d’équilibre du ’moi’, entre l’ordre et le désordre… Cette réflexion ne peut se terminer sans évoquer la troisième phase du concert, le retournement. Elle correspond à un moment privilégié du ’bon concert’ où l’identification ne porte plus seulement sur un objet extérieur aux acteurs (religion, sexe…) mais inclut des tendances narcissiques. Quand ces tendances typiques de l’émergence de la libido du ’moi’ deviennent dominantes, une nouvelle forme de plaisir apparaît. Sous l’effet de la désarticulation des corps (obtenue par déplacements successifs du ’moi’), le ’moi’ n’arrive plus à contrôler les pulsions et les acteurs sont confrontés à leur propre image (image du miroir). Ils se retournent alors contre eux-mêmes et l’expression physique désarticulée correspond à une métaphore de leur auto-agression (image du miroir brisé). Le plaisir survient comme par auto-dérision… L’identité de chacun s’est forgée sur le renoncement à l’expression libre du désir (même pour les meilleurs hédonistes…). Dans le ’bon concert’, le vecteur des expressions rock, par le processus du retournement, conduit à une source inépuisable de plaisir…
Malheureusement, les lectures de ces déplacements-retournements n’ont souvent lieu qu’en termes de délire ou de descente aux enfers. Pourtant, le rock s’inscrit dans le mouvement général de la musique. Il conduit à des états situés entre la ’méditation’ et la passion (hypnose, extase ou transe…). Ainsi, le rock n’est plus dérisoire, défaillance de l’humain et de ses valeurs. Dans cet esprit, le ’bon concert’ devient un indice que le rock est œuvre…